Piotr Kropokin: l’Ordre, 1881. Picoré dans www.panarchy.org
Note
Dans ce bref texte Kropotkin se lance dans une défense passionnante du mot « anarchie » et des aspirations des anarchistes. Une très belle réflexion, utile pour se prémunir à l’égard de tous les provocateurs et faux libertaires qui ont terni si souvent les principes et la pratique de l’anarchie.
Et les sans-culottes de 1793? – Ce sont les ennemis de la révolution populaire qui ont lancé ce nom; mais ne renfermait-il pas toute une idée, celle de la révolte du peuple, déguenillé, las de misère, contre tous ces royalistes, soi-disant patriotes et jacobins, bien mis, tirés à quatre épingles, qui malgré leur discours pompeux et l’encens brûlé devant leurs statues par les historiens bourgeois, étaient les vrais ennemis du peuple, puisqu’ils le méprisaient profondément pour sa misère, pour son esprit libertaire et égalitaire, pour sa fougue révolutionnaire.
Il en fut de même pour ce nom de nihiliste qui a tant intrigué les journalistes, et qui a donné lieu à tant de jeux de mots, bons et mauvais, jusqu’à ce qu’on ait compris qu’il ne s’agissait pas d’une secte baroque, presque religieuse, mais d’une vraie force révolutionnaire. Lancé par Tourguéneff dans son roman: Les pères et les fils, il fut relevé par les « pères » qui se vengeaient par ce sobriquet de la désobéissance des « fils ». Les fils l’acceptèrent, et lorsque plus tard, ils s’aperçurent qu’il prêtait à des malentendus et cherchèrent à s’en débarrasser, c’était impossible. La presse et le public ne voulaient pas désigner les révolutionnaires russes autrement que sous ce nom. D’ailleurs, le nom n’est pas du tout mal choisi, puisqu’il renferme une idée: il exprime la négation de tout l’ensemble des faits de la civilisation actuelle, basée sur l’oppression d’une classe par une autre; la négation du régime économique actuel, la négation du gouvernementalisme et du pouvoir, de la politique bourgeoise, de la science routinière, de la moralité bourgeoise, de l’art mis au service des exploiteurs, des coutumes et usages grotesques ou détestables d’hypocrisie, dont les siècles passés ont doté la société actuelle, – bref la négation de tout ce que la civilisation bourgeoise entoure aujourd’hui de vénération.
De même pour les anarchistes. Lorsque au sein de l’Internationale, il surgit un parti qui niait l’autorité dans l’Association et qui se révoltait contre l’autorité sous toutes ses formes, ce parti se donna d’abord le nom de parti fédéraliste, puis celle d’anti-étatiste ou anti-autoritaire. A cette époque, il évitait même de se donner le nom d’anarchiste. Le mot an-archie (c’est ainsi qu’on l’écrivait alors) semblait trop rattacher le parti aux Proudhoniens, dont l’Internationale combattait en ce moment les idées de réforme économique. Mais, c’est précisément à cause de cela, pour jeter de la confusion, que les adversaires se plurent à faire usage de ce nom; en outre, il permettait de dire que le nom même des anarchistes prouve que leur seule ambition est de créer le désordre et le chaos, sans penser au résultat.
Le parti anarchiste s’empressa d’accepter le nom qu’on lui donnait. Il insista d’abord sur le petit trait d’union entre an et archie, en expliquant que sous cette forme le mot an-archie, d’origine grecque, signifiait pas de pouvoir, et non pas « désordre » ; mais bientôt il l’accepta tel quel, sans donner de besogne inutile aux correcteurs d’épreuves ni de leçon de grec à ses lecteurs.
Le mot en est donc revenu à sa signification primitive, ordinaire, commune, exprimée en 1816 en ces termes par un philosophe Anglais, Bentham : – « Le « philosophe qui désire reformer une mauvaise loi, – disait-il, – ne prêche pas l’insurrection contre elle … Le caractère de l’anarchiste est tout différent. Il nie l’existence de la loi, il en rejette la validité, il excite les hommes à la méconnaître comme loi et à se soulever contre son exécution. » Le sens du mot est devenu plus large aujourd’hui : l’anarchiste nie non seulement les lois existantes, mais tout pouvoir établi, tout autorité; cependant l’essence en est restée la même: il se révolte, – et c’est par cela qu’il commence, – contre le pouvoir, l’autorité, sous n’importe quelle forme.
Mais ce mot, nous dit-on éveille dans l’esprit la négation de l’ordre, partant l’idée de désordre, de chaos ?
De quel ordre s’agit-il ? Est-ce de l’harmonie que nous rêvons, nous les anarchistes? de l’harmonie qui s’établira librement dans les relations humaines, lorsque l’humanité cessera d’être divisée en deux classes, dont l’une sacrifiée au profit de l’autre? de l’harmonie qui surgira spontanément de la solidarité des intérêts, lorsque tous les hommes feront une seule et même famille, lorsque chacun travaillera pour le bien-être de tous, et tous pour le bien-être de chacun ? Evidemment non! Ceux qui reprochent à l’anarchie d’être la négation de l’ordre ne parlent pas de cette harmonie de l’avenir; ils parlent de l’ordre tel qu’on le conçoit dans notre société actuelle. – Voyons donc ce qu’est cet ordre que l’anarchie veut détruire.
L’ordre aujourd’hui, – ce qu’ils entendent par ordre, – c’est le neuf dixièmes de l’humanité travaillant pour procurer le luxe, les jouissances, la satisfaction des passions les plus exécrables à une poignée de fainéant.
L’ordre, c’est la privation de ces neuf dixièmes de tout ce qui est la condition nécessaire d’une vie hygiénique, d’un développement rationnel des qualités intellectuelles. Réduire neuf dixièmes de l’humanité à l’état de bêtes de somme vivant au jour le jour, sans jamais oser penser aux jouissances procurées à l’homme par l’étude des sciences, par la création artistique, – voilà l’ordre!
L’ordre, c’est la misère, la famine devenue l’état normal de la société. C’est le paysan irlandais mourant de faim; c’est le paysan d’un tiers de la Russie mourant de diphtérie, de typhus, de faim à la suite de la disette, au milieu des entassements de blé qui filent vers l’étranger. C’est le peuple d’Italie réduit à abandonner sa campagne luxuriante pour rôder à travers l’Europe en cherchant un tunnel quelconque à creuser, où il risquera de se faire écraser après avoir subsisté quelques mois de plus. C’est la terre enlevée au paysan pour l’élève du bétail qui servira à nourrir les riches; c’est la terre laissée en friche plutôt que d’être restituée à celui qui ne demande pas mieux que de la cultiver.
L’ordre, c’est la femme qui se vend pour nourrir ses enfants, c’est l’enfant réduit à être enfermé dans une fabrique, ou a mourir d’inanition, c’est l’ouvrier réduit à l’état de machine. C’est le fantôme de l’ouvrier insurgé aux portes du riche, le fantôme du peuple insurgé aux portes des gouvernants.
L’ordre, c’est une minorité infime, élevée dans les chaires gouvernementales, qui s’impose pour cette raison à la majorité et qui dresse ses enfants pour occuper plus tard les mêmes fonctions, afin de maintenir les mêmes privilèges, par la ruse, la corruption, la force, le massacre.
L’ordre, c’est la guerre continuelle de l’homme à l’homme, de métier à métier, de classe à classe, de nation à nation. C’est le canon qui ne cesse de gronder en Europe, c’est la dévastation des campagnes, le sacrifice de générations entières sur les champs de bataille, la destruction en une année des richesses accumulées par des siècles de rude labeur.
L’ordre, c’est la servitude, l’enchaînement de la pensée, l’avilissement de la race humaine, maintenu par le fer et par le fouet. C’est la mort soudaine par le grisou, la mort lente par l’enfouissement, de centaines de mineurs déchirés ou enterrés chaque année par la cupidité des patrons, et mitraillés, pourchassés à la baïonnette, dès qu’ils osent se plaindre.
L’ordre, enfin, c’est la noyade dans le sang de la Commune de Paris. C’est la mort de trente mille hommes, femmes et enfants, déchiquetés par les obus, mitraillés, enterrés dans la chaux vive sous les pavés de Paris. C’est le destin de la jeunesse russe, murée dans les prisons, enterrée dans les neiges de la Sibérie, et dont les meilleurs, les plus purs, les plus dévoués représentants meurent par la corde du bourreau.
Voilà l’ordre!
Et le désordre, – ce qu’ils appellent le désordre?
C’est le soulèvement du peuple contre cet ordre ignoble, brisant ses fers, détruisant les entraves et marchant vers un meilleur avenir. C’est ce que l’humanité a de plus glorieux dans son histoire.
C’est la révolte de la pensée à la veille des révolutions; c’est le renversement des hypothèses sanctionnées par l’immobilité des siècles précédents; c’est l’éclosion de tout un flot d’idées nouvelles, d’inventions audacieuses, c’est la solution des problèmes de la science.
Le désordre, c’est l’abolition de l’esclavage antique, c’est l’insurrection des communes, l’abolition du servage féodal, les tentatives d’abolition du servage économique.
Le désordre, c’est l’insurrection des paysans insurgés contre les prêtres et les seigneurs, brûlant les châteaux pour faire place aux chaumières, sortant de ses tanières pour prendre sa place au soleil. C’est la France abolissant la royauté et portant un coup mortel au servage dans toute l’Europe occidentale.
Le désordre, c’est 1848 faisant trembler les rois et proclamant le droit au travail. C’est le peuple de Paris qui combat pour une idée nouvelle et qui, tout en succombant sous les massacres, lègue à l’humanité l’idée de la commune libre, lui fraye le chemin vers cette révolution dont nous sentons l’approche et dont le nom sera la Révolution Sociale.
Le désordre, – ce qu’ils nomment le désordre, – ce sont les époques pendant lesquelles des générations entières supportent une lutte incessante et se sacrifient pour préparer à l’humanité une meilleure existence, en la débarrassant des servitudes du passé. Ce sont les époques pendant lesquelles le génie populaire prend son libre essor et fait en quelques années des pas gigantesques, sans lesquels l’homme serait resté à l’état d’esclave antique, d’être rampant, avili dans la misère.
Le désordre, c’est l’éclosion des plus belles passions et des plus grands dévouements, c’est l’épopée du suprême amour de l’humanité!
Le mot anarchie, impliquant la négation de cet ordre et invoquant le souvenir des plus beaux moments de la vie des peuples, n’est-il pas bien choisi pour un parti qui marche à la conquête d’un avenir meilleur?