Xavier, L’anarchisme: une idéologie ou une méthodologie ?

Comment définir l’anarchisme ? Comme un projet de société future ? Une idéologie ? Ou comme une technique d’action dans le présent ? Une méthodologie ? En d’autres termes : L' »anarchie » est-elle une fin ou un moyen ?

http://endehors.org/news/5102.shtmlLa définition usuelle de l’anarchisme, rencontrée dans les dictionnaires, est toujours centrée sur le projet de société future de l’anarchisme : l’anarchie, dont la définition est bien entendu souvent burlesque. Par exemple, dans le Littré on trouve : Anarchie : absence de gouvernement, et par suite désordre et confusion.

Certaines sont cependant moins risibles et se rapprochent d’avantage d’une définition qui pourrait sembler acceptable par les anarchistes eux-mêmes. Par exemple, l’encyclopédie Larousse reprend la définition du Littré mais propose également la définition suivante de l’anarchie : système politique ou social suivant lequel tout individu doit être émancipé de toute tutelle gouvernementale. Par suite, l’anarchisme est défini comme une idéologie ou doctrine qui préconise la suppression de l’État, quelles que soient les conditions historiques.

Ce type de définition, centrée uniquement sur le projet social, amène souvent l’anarchisme à être catalogué comme étant une idéologie, à classer parmi tant d’autres. Hélas, procéder ainsi revient à manquer, voire détourner complètement, l’essence profonde de l’anarchisme qui s’étend certainement au-delà du cadre restreint d’une idéologie. C’est ce que je voudrais tenter de montrer ici, pour ensuite proposer un autre type d’approche qui se voudrait plus en rapport avec la spécificité de l’anarchisme (1).

L’anarchisme, une idéologie ?

Tout d’abord, l’anarchisme n’est certainement pas un système de pensée figé, ni une théorie unique relevant d’un penseur bien particulier, il se caractérise au contraire par une pensée en constante évolution, et par la grande diversité de courants qui le composent. N’étant pas une théorie sociale fixe et bien déterminée, l’anarchisme ne se prête pas facilement à l’analyse systématique (au contraire du marxisme plus souvent formalisé, quoique lui aussi fort multiple), ce qui amène bon nombre de commentateurs à la congédier comme étant utopique, primitive, et incompatible avec la complexité des réalités sociales.

Mais ce qui est considéré en général comme une preuve de faiblesse théorique, se révèle en réalité une des preuves de la cohérence, de la souplesse et de la richesse de l’idée anarchiste. Comme le faisait remarquer l’anarcho-syndicaliste allemand Rudolf Rocker (1873-1958) : L’anarchisme n’est pas une solution brevetée pour tous les problèmes humains, ni une Utopie ou un ordre social parfait, ainsi qu’il a souvent été appelé, puisqu’il rejette en principe tout schéma et concept absolus. Il ne croit en aucune vérité absolue, ou but final défini pour le développement humain, mais dans la perfectibilité illimitée des arrangements sociaux et des conditions de vie humaines, qui sont toujours tirées vers de plus hautes formes d’expression, et auxquels pour cette raison on ne peut assigner aucun fin déterminée ni poser aucun but fixé. Le pire crime de n’importe quel type d’état est justement qu’il essaye toujours de forcer la riche diversité de la vie sociale à des formes définies, et de l’ajuster à une forme particulière qui ne permet pas de perspective plus large, et considère les excitants états précédents comme terminés (2).

On constate donc que l’anarchisme ne peut donc pas être défini comme une doctrine sociale censée apporter la solution à tous les problèmes de la société, ce qui l’éloigne d’une définition idéologique. Ceci pourrait suffire, mais il est intéressant d’approfondir encore un peu la nature de l’idéologie et les rapports qu’elle entretient avec le pouvoir avant d’affirmer que l’anarchisme ne peut être une idéologie.

Idéologie et pouvoir

La point de départ est le constat qu’il n’y a pas de pouvoir sans nécessité de justification et, donc (…) d’idéologie comme le souligne A. G. Calvo pour qui l’idéologie est simplement la forme froide et détachée de la justification (3). La nature de l’idéologie serait donc d’être un discours au service du pouvoir (du pouvoir en place ou de ceux qui ambitionnent d’y accéder) : L’idéologie est une condition indispensable de l’État. Non seulement l’idéologie qu’émettent directement les organes du Pouvoir, mais aussi celle que développent les militants contre le Pouvoir, intégrés dans l’ordre (3).

En effet, toute idéologie, quelle que soit sa forme, s’accorde avec l’idéologie de l’État et la consolide, de par sa prétention à une explication totale, qui aboutit nécessairement (comme l’État) à vouloir figer la riche diversité de la vie sociale à une forme unique figée dans le temps.

Dès lors, il serait plus approprié de considérer l’anarchisme comme étant une anti-idéologie, puisqu’au lieu d’avoir comme fonction de légitimer le pouvoir, l’anarchisme a pour principe de renier la légitimité de toute forme de pouvoir.

Anarchie et idéologie

De toute manière, savoir si l’anarchisme est ou n’est pas une idéologie revient à poser une mauvaise question, car l’anarchie n’a pas besoin d’idéologie, seule l’autorité nécessite une justification, lorsqu’elle tente de légitimer les limites qu’elle impose à la liberté de chacun.

Selon le célèbre linguiste Noam Chomsky, l’anarchisme est même une expression de l’idée que le fardeau de la preuve est toujours sur ceux qui défendent que l’autorité et la domination sont nécessaires.

L’anarchie n’a pas besoin d’idéologie mais cela ne signifie bien entendu pas qu’elle n’a pas besoin d’idées. L’anarchisme est entre autre un courant de pensée étendu et varié. Le rejet de l’idéologie ne revient certainement pas à refuser les discours théoriques ou les tentatives d’analyses globales. La contamination des idées est telle que certains oublient parfois que l’idéologie n’est pas la seule forme possible de discours rationnel sur le monde et sur les manières de l’appréhender. Cette idée erronée est directement reliée à celle, toute faite, selon laquelle l’État est la seule forme possible d’organisation de la société.

Notons que la contamination idéologique et le malentendu au sujet de la nature de l’anarchisme sont tels que même les libertaires sont souvent eux-mêmes victimes sans le savoir du paradigme idéologique lorsqu’ils tentent de définir l’anarchisme.

L’anarchisme, un mouvement historique ?

Une fois rejetée la définition idéologique, on est souvent amené à rencontrer une définition plus concrète de l’anarchisme, comme mouvement historique. Par exemple, dans l’Encyclopédie Universalis on trouve : L’anarchisme est un mouvement d’idées et d’action qui (…) se propose de reconstruire la vie en commun sur la base de la volonté individuelle autonome. C’est un chemin semblable qui est suivi par Rudolf Rocker pour qui l’anarchisme est une tendance définie dans le développement historique de l’humanité, qui (…) s’efforce d’obtenir le libre déploiement de toutes les forces individuelles et sociales de la vie (2).

Mais comment unifier les idées contenues dans les diverses définitions précédentes (projet social, corps d’idées, mouvement historique) qui contiennent toutes des fragment de la nature profonde de l’anarchisme ?

L’anarchisme, vu comme une méthodologie

Une manière de procéder pour unifier ces divers éléments est de définir l’anarchisme non comme une idéologie (c’est-à-dire un système d’interprétation du monde à prétention totale dont découle une doctrine sociale déterminée), mais comme une méthodologie (c’est-à-dire une réflexion générale sur la fin et les moyens aboutissant à une méthode d’action). Procéder ainsi a pour but de souligner et d’extraire ce qui constitue la force, la vitalité et la pertinence actuelle de l’idée anarchiste (4).

Définir l’anarchisme comme une méthodologie n’est pas une simple question de subtilité sémantique, c’est une distinction fondamentale très concrète, qui remonte aux origines de l’anarchisme lors de la scission du mouvement socialiste en deux courants : autoritaire et antiautoritaire.

Fondements historiques

Le socialisme antiautoritaire

Le socialisme libertaire (ou antiautoritaire) trouve sa source dans la célèbre querelle entre Marx et Bakounine au sein de la Ière Internationale, qui aboutit à l’expulsion de Bakounine en 1872.

De ce débat, toujours d’actualité, deux modèles de mouvements sociaux ont émergés.

– Le modèle Marxiste selon lequel : une avant-garde doit guider les masses vers le socialisme futur, le rôle des masses se réduisant à amener cette avant-garde au pouvoir (par le vote ou par la révolution armée selon que ce modèle soit réformiste ou révolutionnaire), le passage au socialisme devant se faire avec une période de transition étatique (succession de réformes de l' »État bourgeois » pour les sociaux-démocrates ; « dictature du prolétariat » pour les marxistes-léninistes)

– Le modèle Bakouninien : toute autorité politique doit être rejetée, l’action directe des masses librement organisées sans hiérarchie étant le moyen de réaliser le socialisme ici et maintenant, sans phase de transition.

Avant tout, l’antagonisme entre socialisme autoritaire et antiautoritaire est donc méthodologique. En effet, ces deux mouvements partagent une critique commune du capitalisme et un même projet social, la société socialiste sans État, ce sont les moyens proposés pour le réaliser qui les opposent. Et c’est le choix de la méthode (ou plus exactement les principes méthodologiques qui déterminent et constituent ce choix) qui fonde le socialisme libertaire, historiquement et ontologiquement (au sens où, défini comme une méthodologie, l’être du socialisme libertaire c’est sa méthode).

Cette déchirure voue toute alliance à l’échec, la profondeur de leurs divergences ne concernant pas uniquement le futur (transition ou passage immédiat vers le socialisme) ou le passé (de cruels souvenirs, hélas très révélateurs), mais surtout le présent (accepter ou rejeter l’État comme moyen comme modèle pour la transformation sociale).

Des idéologies différentes, voire opposées, réussissent couramment à faire alliance dans un combat politique particulier pour le contrôle du pouvoir (exemple évident : les élections), par contre des divergences méthodologiques sont de nature inconciliables (le drame des révolutions russe et espagnole est suffisamment claire là-dessus). Puisque la fin concerne le futur mais les moyens résident dans le présent, ils entrent donc directement en conflit. On peut tricher avec la fin, pas avec les moyens.

L’anarchie, une idée en action

L’exemple du socialisme antiautoritaire montre que, contrairement à une idée répandue, ce n’est pas uniquement le rejet de l’État pour la société future qui caractérise l’anarchisme (l’entièreté du courant socialiste partage en principe cet objectif), mais surtout les pratiques développées dans le présent.

Selon l’historien libertaire Georges Woodcock (1912-1995), l’anarchisme ne se limite pas un projet de société future, il revient plutôt à soutenir pratiquement les idées et modèles libertaires aussi loin que cela peut être fait ici et maintenant (5). Au lieu d’attendre passivement la révolution, qui peut très bien ne jamais venir ou dégénérer en un simple changement de maîtres si la société n’est pas suffisamment préparée, l’anarchisme revient d’après lui à renforcer et encourager toutes les impulsions libertaires et mutualistes, qu’elles soient constructives au sens où elles créent de nouvelles organisations libertaires, ou rebelles au sens où elles résistent aux nouvelles attaques sur la liberté ou cherchent à mettre fin aux vieilles tyrannies et discriminations (5).

L’anarcho-syndicalisme

Définir l’anarchisme comme une méthodologie permet également de comprendre la raison fondamentale des multiples succès historiques de l’anarcho-syndicalisme. Ce dernier trouve son origine dans le constat effectué vers 1894 par la majorité des anarchistes de l’échec de la tactique de la « propagande par le fait ». Contrairement aux espoirs immenses que les attentats individuels avaient pu soulever chez certains militants, aucune prise de conscience collective ne s’était produite au sein des masses ouvrières. Pire, la répression qui suivit les attentats, loin de constituer le prélude de la révolution sociale, marqua bien plus la fin d’une époque.

Un grand nombre d’anarchistes rejoignirent alors les organisations syndicales naissantes (les Bourses du Travail) dans lesquelles ils jouèrent un grand rôle en y ravivant les principes méthodologiques du socialisme libertaire, c’est-à-dire l’indépendance vis-à-vis des organisations politiques (autonomie syndicale, anti-parlementarisme…), la pratique de l’action directe (grèves « sauvages », boycotts, occupations, sabotages techniques, grève générale…), l’organisation autonome et fédérée du mouvement social…

L’anarcho-syndicalisme est souvent défini comme un anarchisme qui attribue aux syndicats l’organisation de la société (Larousse). À nouveau, une définition de type « doctrine sociale » manque sa cible et appauvrit, voire détourne, la signification réelle. En effet, les organisations anarcho-syndicalistes ne sont pas des organisations spécifiquement anarchistes, même si bon nombre d’anarchistes y participent (la dénomination syndicalisme révolutionnaire, souvent synonyme d’anarcho-syndicalisme, ne contient d’ailleurs pas de référence explicite à l’anarchisme).

Plutôt qu’une doctrine sociale, le syndicalisme révolutionnaire revient à pratiquer les principes et méthodes libertaires au sein du mouvement social, par le biais du syndicat. Une définition méthodologique comme celle-là rend probablement mieux compte de sa nature et des raisons de son succès.

L’anarcho-syndicalisme correspond donc à l’essence profonde de la propagande par le fait (propager les idées libertaires par l’action), avant qu’elle ne dégénère dans un nihilisme destructeur, source et conséquence de l’isolement révolutionnaire conduisant les plus impatients à de tragiques actes de désespoir.

Principes fondateurs

Adéquation entre la fin et les moyens. Pour conclure cette recherche de la nature de l’anarchisme, il est indispensable d’analyser le principe fondateur de la méthode anarchiste : la nécessaire adéquation entre la fin et les moyens.

Des moyens en contradiction avec la fin amènent inévitablement à un résultat opposé aux objectifs poursuivis. L’idée de vouloir utiliser l’État pour amener la société socialiste sans État contient sa propre contradiction et ne pouvait que mener aux échecs les plus tragiques. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les échecs du socialisme autoritaire, qu’il soit réformiste ou révolutionnaire.

L’adéquation des moyens avec la fin est par contre un principe positif amenant à développer aujourd’hui des pratiques préfigurant la société de demain. En effet, la société à venir n’est pas indépendante des moyens utilisés pour la créer, mais le reflet du combat social qui l’a précédée et des idées qui l’ont sous-tendue. Ce principe méthodologique d’adéquation des moyens avec la fin aboutit donc à trois principes méthodiques : ! rejet de la politique ! action directe ! auto-organisation du mouvement social.

Les deux premiers sont parfois sources de confusion, c’est pourquoi ils sont commentés plus en détail.

Rejet de la politique

Le rejet du parlementarisme et de l’action politique par l’anarchisme est très souvent mal compris, et interprété par ses détracteurs comme la preuve d’un désintérêt pour la chose publique, d’une incapacité à infléchir sur le cours de la société, ou d’un refus de prendre ses responsabilités lorsque des décisions doivent être prises.

Mais d’abord, qu’est-ce que la politique ? Le sens donné à ce mot varie énormément. En se limitant à la définition donnée par le philosophe André Comte-Sponville, on découvre que la politique, c’est la vie commune et conflictuelle, sous la domination de l’État et pour son contrôle : c’est l’art de prendre, de garder, et d’utiliser le pouvoir (6). Entendue dans ce sens-là (sens auquel se réfèrent les anarchistes lorsqu’ils rejettent l’action politique), la politique ne se limite pas à la gestion de la vie commune et conflictuelle (qui est le centre d’intérêt de l’anarchisme), elle est sa monopolisation par le pouvoir.

Cette monopolisation a entre autres pour effet de détourner l’action politique de son but avoué : la gestion de la vie sociale, vers un but inavoué : le contrôle du pouvoir. En effet, tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir – soit parce qu’il le considère comme un moyen au service d’autres fins, idéales ou égoïstes, soit parce qu’il le désire « pour lui-même » en vue de jouir du sentiment de prestige qu’il confère (7).

C’est ainsi que l’anarchisme n’est pas un mouvement politique mais un mouvement social dans la mesure où il ne lutte pas pour prendre le pouvoir mais tente de mettre fin à toute forme de pouvoir. En d’autres termes, il vise la transformation de la société, et non son contrôle (même au nom d’une noble fin). Et c’est pourquoi, le mouvement anarchiste n’a pas besoin d’idéologie. La conquête du pouvoir nécessite une idéologie, pour justifier l’accaparement de la gestion de la société par une minorité imposant à tous un modèle social déterminé censé garantir le bonheur de chacun. L’anarchisme vise par contre à restituer la gestion de la vie commune à la société elle-même, et cette restitution ne nécessite pas de justification, elle lui revient de droit.

Action directe

Mais le rejet de l’action politique et les raisons de ce rejet ne suffisent pas à caractériser la méthodologie anarchiste, car elle détermine une technique d’action et non d’inaction. Chez les anarchistes, l’action directe remplace l’action politique. L’action directe consiste à intervenir directement dans la société, sans passer par l’intermédiaire des institutions (8). Elle vise à réaliser nos buts à travers notre propre activité plutôt qu’à travers celle des autres, particulièrement celle de « représentants » surtout soucieux de la préservation du statu-quo. Elle se base sur une critique radicale de la démocratie formelle parlementaire dans laquelle le citoyen délègue son pouvoir au lieu de l’exercer.

L’action directe est souvent associée, dans l’opinion publique, à la violence mais cette technique d’action est entièrement indépendante du choix ou du rejet de la violence, elle peut tout aussi bien avoir un caractère violent que non-violent (sur l’action directe non-violente voir l’article du numéro précédent d’AL (9). En revanche, le vrai non-violent peut seulement croire en l’action directe, jamais en l’action politique car la base de toute action politique est la contrainte ; même lorsque l’État fait de bonnes choses, cela repose finalement sur une matraque, un révolver, ou une prison, souligna l’anarchiste américaine Voltairine de Cleyre (1866-1912).

Pour les anarchistes, l’action directe n’est pas seulement une méthode de protestation, c’est aussi une école libertaire, dans laquelle les individus retrouvent leur dignité en se réappropriant le pouvoir d’agir sur leur propre existence et en renouant avec les liens sociaux d’entraide et de solidarité. Conçue ainsi, l’action directe c’est l’anarchie en action, ici et maintenant.

Le principe méthodologique d’adéquation des moyens avec la fin permet donc d’ancrer dans le présent un projet de société qui, sans cela, pourrait paraître fort lointain voire franchement inaccessible, alors qu’au sein de la société actuelle existe déjà, en germes, la société de demain, dans les nombreuses associations d’individus basées sur la coopération volontaire et l’aide mutuelle. En conséquence, ce principe méthodologique va au-delà d’une simple réconciliation entre la fin et les moyens, il vise à opérer une réelle fusion entre eux.

Les moyens sont la fin, la fin est le moyen

Toutes les idéologies ont en commun de séparer les moyens de la fin, ce qui les conduit soit à…

– Subordonner la fin aux moyens. C’est la tare fondamentale du réformisme. Son défaut incurable n’est pas tant de vouloir une transformation progressive de la société, mais de se concentrer sur l’action politique. Les moyens (les luttes du pouvoir) deviennent alors vite une fin en soi, et la nécessité de prendre des décisions en accord avec les « dures contraintes de la réalité » aboutit rapidement à renoncer aux principes initiaux

– – Subordonner les moyens à la fin. C’est la tare des révolutions autoritaires. Ses partisans considèrent que, pourvu que la fin soit bonne et qu’on la garde toujours à l’esprit, les moyens importent peu (la fin possède la capacité de transcender les moyens), seul compte le critère de l’efficacité, assimilée à la prise en main du pouvoir.

– Pour être plus précis, réformistes comme révolutionnaires adoptent les deux positions à des degrés divers et selon les circonstances, mais quoiqu’il en soit, ces deux attitudes séparent les moyens de la fin et subordonnent l’un par rapport à l’autre.

L’anarchisme, en tant que méthodologie, considère au contraire que les moyens et la fin sont indissolublement liés. Séparer artificiellement la fin des moyens revient à nier la relation organique qui les unit. Chaque moyen est étroitement lié à un but. Les moyens contiennent et engendrent inévitablement la fin qui leur est propre.

Par exemple, il est de la nature même de l’État de maintenir la division de la société en classes antagonistes dont l’une exerce sa domination sur l’autre. L’État utilisé comme un moyen (par ex., pour aboutir à la société sans classes et sans État) ne peut aboutir qu’à la fin qui lui est propre, c’est à dire l’État, qui est sa propre fin.

Mais l’idée anarchiste va plus loin que la nécessaire adéquation entre les moyens et la fin déjà évoquée précédemment, elle consiste réellement à fusionner les moyens et la fin. D’une part, l’objectif poursuivi par l’anarchisme est précisément de mettre en pratique l’anarchie ici et maintenant, en développant les formes d’organisations libertaires au sein de la société, et en luttant contre la domination exercée par les forces du désordre établi. D’autre part, le projet social libertaire n’est pas une abstraction toute faite, c’est dans les luttes et les alternatives vécues concrètement que l’anarchie prend forme et s’élabore progressivement, au contact de la réalité.

La fin indique les moyens, et en retour, les moyens construisent la fin.

Conclusion

La question de départ L’anarchie : une fin ou un moyen ? semble posséder une réponse : l’anarchie est simultanément la fin et le moyen de l’anarchisme. Alors que le propre des idéologies de tous bords est de séparer la fin des moyens, l’anarchisme tente de les fusionner en une anarchie qui ne serait pas une utopie pour demain mais une idée en action ici et maintenant.

Xavier (Bruxelles)

1) Je précise immédiatement que je ne prétends nullement être détenteur d’aucune vérité révélée. Cette autre approche n’est nullement novatrice, tout au plus tente-t-elle de souligner et de correspondre à l’originalité propre à l’anarchisme depuis ses origines, hélas trop souvent dissimulée derrière un paravent idéologique par ses détracteurs et par ses partisans… Je ne suis pas non plus un expert en histoire de l’anarchisme et j’espère avoir limité au maximum les inexactitudes en présentant le socialisme libertaire et le syndicalisme révolutionnaire.

2) Rudolf Rocker, Anarcho-Syndicalism : Theory and Practice, Secker and Warburg, 1938.

3) Agustin Garcia Calvo, Qu’est-ce que l’État ?, Atelier de Création Libertaire, 1992.

4) Dave Neal, Anarchism : Ideology or Methodology ?, The Spunk Press Archive, 1997.

5) Georges Woodcock, Tradition and Revolution, Kick it Over nE19-20, été et hiver 1987.

6) André Comte-Sponville, Pensées sur la politique, Albin Michel, 1998.

7) Max Weber, Le savant et le philosophe, Librairie Plon, 1959.

8) Jean-Marie Muller, Lexique de la non-violence, Alternatives non-violentes nE68, 1988

9) Claudio, Voor Moeder Aarde, Alternative Libertaire nE216, 1999.