M. Bakunin, qu’est-ce que l’autorité?

Mikhail Bakounin

Qu’est-ce que l’autorité? extrait de Dieu et l’état, 1882, picoré sur wwww.panarchy.org

 

Note

L’idée que les anarchistes soient contre l’autorité est rejetée par Bakunin. Avec des mots très simples et clairs, il affirme que les anarchistes sont prêts à se soumettre à l’autorité des lois naturelles, et à accepter librement l’autorité des experts comme des recommandations fort valables. Tout compte fait, selon Bakunin « il n’y a point d’autorité fixe et constante mais un échange continu d’autorité et de subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires ».

Dieu et l’état fut composé entre Février et Mars 1871 et fut publié en 1882 dans une traduction en Français faite par Élisée Reclus, avec une introduction de Carlo Cafiero. Le titre original choisi par Bakunin était Sophismes historiques de l’École doctrinaire des communistes allemands.

 

Qu’est-ce que l’autorité? Est-ce la puissance inévitable des lois naturelles qui se manifestent dans l’enchaînement et dans la succession fatale des phénomènes tant du monde physique que du monde social? En effet, contre ces lois, la révolte est non seulement défendue, mais elle est encore impossible. Nous pouvons les méconnaître ou ne point encore les connaître, mais nous ne pouvons pas leur désobéir, parce qu’elles constituent la base et les conditions mêmes de notre existence; elles nous enveloppent, nous pénètrent, règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes; de sorte qu’alors même que nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que manifester leur toute-puissance.Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n’y a rien d’humiliant dans cet esclavage, ou plutôt ce n’est pas même l’esclavage. Car l’esclavage suppose un maître extérieur, un législateur qui se trouve en dehors de celui auquel il commande, tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous: elles nous sont inhérentes, elles constituent notre être tout notre être, tant corporel qu’intellectuel et moral: nous ne vivons, nous ne respirons, nous n’agissons nous ne pensons, nous ne voulons que par elles. En dehors d’elles, nous ne sommes rien, nous ne sommes pas. D’où nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous révolter contre elles?Vis-à-vis des lois naturelles, il n’est pour l’homme qu’une seule liberté possible, c’est de les reconnaître et de les appliquer toujours davantage, conformément au but d’émancipation ou d’humanisation tant collective qu’individuelle qu’il poursuit, à l’organisation de son existence matérielle et sociale. Ces lois, une fois reconnues, exercent une autorité qui n’est jamais discutée par la masse des hommes. Il faut, par exemple, être un fou ou un théologien, ou pour le moins un métaphysicien, un juriste ou un économiste bourgeois, pour se révolter contre cette loi d’après laquelle deux fois deux font quatre. Il faut avoir la foi pour s’imaginer qu’on ne brûlera pas dans le feu et qu’on ne se noiera pas dans l’eau, à moins qu’on n’ait recours à quelque subterfuge qui est encore fondé sur quelque autre loi naturelle. Mais ces révoltes, ou plutôt ces tentatives ou ces folles imaginations d’une révolte impossible, ne forment qu’une exception assez rare, car, en général, on peut dire que la masse des hommes, dans sa vie quotidienne, se laisse gouverner par le bon sens, ce qui veut dire par la somme des lois naturelles généralement reconnues, d’une manière à peu près absolue.Le malheur, c’est qu’une grande quantité de lois naturelles, déjà adoptées comme telles par la science, restent inconnues aux masses populaires, grâce aux soins de ces gouvernements tutélaires qui n’existent, comme on sait, que pour le bien des peuples. Il est un autre inconvénient, c’est que la majeure partie des lois naturelles qui sont inhérentes au développement de la société humaine, et qui sont tout aussi nécessaires, invariables, fatales que les lois qui gouvernent le monde physique, n’ont pas été dûment constatées et reconnues par la science elle-même.

Une fois qu’elles auront été reconnues d’abord par la science, et que de la science, au moyen d’un large système d’éducation et d’instruction populaires, elles auront passé dans la conscience de tout le monde, la question de la liberté sera parfaitement résolue. Les autoritaires les plus récalcitrants doivent reconnaître qu’alors il n’y aura plus besoin ni d’organisation, ni de direction, ni de législation politiques, trois choses qui, soit qu’elles émanent de la volonté du souverain ou du vote d’un parlement élu par le suffrage universel, et alors même qu’elles seraient conformes au système des lois naturelles – ce qui n’a jamais lieu et ce qui ne pourra jamais avoir lieu – sont toujours également funestes et contraires à la liberté des masses, parce qu’elles leur imposent un système de lois extérieures, et par conséquent despotiques.

La liberté de l’homme consiste uniquement en ceci qu’il obéit aux lois naturelles parce qu’il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu’elles lui ont été extérieurement imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle, quelconque.

Supposez une académie de savants, composée des représentants les plus illustres de la science; supposez que cette académie soit chargée de la législation, de l’organisation de la société, et que ne s’inspirant de l’amour le plus pur de la vérité, elle ne lui dicte que des lois absolument conformes aux plus récentes découvertes de la science. Eh bien, je prétends, moi, que cette législation et cette organisation seront une monstruosité, et cela pour deux raisons. La première, c’est que la science humaine est toujours nécessairement imparfaite, et qu’en comparant ce qu’elle a découvert avec ce qu’il lui reste à découvrir, on peut dire qu’elle en est toujours à son berceau. De sorte que si on voulait forcer la vie pratique, tant collective qu’individuelle, des hommes, à se conformer strictement, exclusivement, aux dernières données de la science, on condamnerait la société aussi bien que les individus à souffrir le martyre sur un lit de Procuste, qui finirait bientôt par les disloquer et par les étouffer, la vie restant toujours infiniment plus large que la science.

La seconde raison est celle-ci: une société qui obéirait à une législation émanée d’une académie scientifique, non parce qu’elle en aurait compris elle-même le caractère rationnel, auquel cas l’existence de l’académie deviendrait inutile, mais parce que cette législation, émanant de cette académie, s’imposerait à elle au nom d’une science qu’elle vénérerait sans la comprendre – une telle société serait une société non d’hommes, mais de brutes. Ce serait une seconde édition de cette pauvre république du Paraguay qui se laissa gouverner si longtemps par la Compagnie de Jésus. Une telle société ne manquerait pas de descendre bientôt au plus bas degré d’idiotie.

Mais il est encore une troisième raison qui rend un tel gouvernement impossible. C’est qu’une académie scientifique revêtue de cette souveraineté pour ainsi dire absolue, et fût-elle composée des hommes les plus illustres, finirait, infailliblement et bientôt, par se corrompre elle-même, et moralement et intellectuellement. C’est déjà aujourd’hui, avec le peu de privilèges qu’on leur laisse, l’histoire de toutes les académies. Le plus grand génie scientifique, du moment qu’il devient un académicien, un savant officiel, patenté, baisse inévitablement et s’endort. Il perd sa spontanéité, sa hardiesse révolutionnaire, et cette énergie incommode et sauvage qui caractérise la nature des plus grands génies, appelés toujours à détruire les mondes caducs et à jeter les fondements des mondes nouveaux. Il gagne sans doute en politesse, en sagesse utilitaire et pratique, ce qu’il perd en puissance de pensée. Il se corrompt, en un mot.

C’est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l’esprit et le coeur des hommes. L’homme privilégié soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé. Voilà une loi sociale qui n’admet aucune exception, et qui s’applique aussi bien à des nations tout entières qu’aux classes, aux compagnies et aux individus. C’est la loi de l’égalité, condition suprême de la liberté et de l’humanité. Le but principal de ce livre est précisément de la développer, et d’en démontrer la vérité dans toutes les manifestations de la vie humaine.

Un corps scientifique auquel on aurait confié le gouvernement de la société finirait bientôt par ne plus s’occuper du tout de science, mais d’une tout autre affaire; et cette affaire, l’affaire de tous les pouvoirs établis, serait de s’éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction.

Mais ce qui est vrai pour les académies scientifiques l’est également pour toutes les assemblées constituantes et législatives, lors même qu’elles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler la composition, il est vrai, ce qui n’empêche pas qu’il ne se forme en quelques années un corps de politiciens, privilégiés de fait, non de droit, qui, en se vouant exclusivement à la direction des affaires publiques d’un pays, finissent par former une sorte d’aristocratie ou d’oligarchie politique. Voir les États-Unis d’Amérique et la Suisse. Ainsi, point de législation extérieure et point d’autorité, l’une étant d’ailleurs inséparable de l’autre, et toutes les deux tendant à l’asservissement de la société et à l’abrutissement des législateurs eux-mêmes.

S’ensuit-il que je repousse toute autorité? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes, j’en réfère à l’autorité du cordonnier; s’il s’agit d’une maison, d’un canal ou d’un chemin de fer, je consulte celle de l’architecte ou de l’ingénieur. Pour telle science spéciale, je m’adresse à tel savant. Mais je ne m’en laisse imposer ni par le cordonnier, ni par l’architecte, ni par le savant. Je les écoute librement et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j’en consulte plusieurs; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne reconnais point d’autorité infaillible, même dans les questions toutes spéciales; par conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l’honnêteté et pour la sincérité de tel ou de tel autre individu, je n’ai de foi absolue en personne. Une telle foi serait fatale à ma raison, à ma liberté et au succès même de mes entreprises; elle me transformerait immédiatement en un esclave stupide et en un instrument de la volonté et des intérêts d’autrui.

Si je m’incline devant l’autorité des spécialistes et si je me déclare prêt à en suivre, dans une certaine mesure et pendant tout le temps que cela me paraît nécessaire, les indications et même la direction, c’est parce que cette autorité ne m’est imposée par personne, ni par les hommes ni par Dieu. Autrement je les repousserais avec horreur et j’enverrais au diable leurs conseils, leur direction et leur science, certain qu’ils me feraient payer par la perte de ma liberté et de ma dignité humaines les bribes de vérité, enveloppées de beaucoup de mensonges, qu’ils pourraient me donner.

Je m’incline devant l’autorité des hommes spéciaux parce qu’elle m’est imposée par ma propre raison. J’ai conscience de ne pouvoir embrasser dans tous ses détails et ses développements positifs qu’une très petite partie de la science humaine. La plus grande intelligence ne suffirait pas pour embrasser le tout. D’où résulte, pour la science aussi bien que pour l’industrie, la nécessité de la division et de l’association du travail. Je reçois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est autorité dirigeante et chacun est dirigé à son tour. Donc il n’y a point d’autorité fixe et constante mais un échange continu d’autorité et de subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires.

Cette même raison m’interdit donc de reconnaître une autorité fixe, constante et universelle, parce qu’il n’y a point d’homme universel, d’homme qui soit capable d’embrasser dans cette richesse de détails, sans laquelle l’application de la science à la vie n’est point possible, toutes les sciences, toutes les branches de la vie sociale. Et, si une telle universalité pouvait jamais se trouver réalisée dans un seul homme, et qu’il voulût s’en prévaloir pour nous imposer son autorité, il faudrait chasser cet homme de la société, parce que son autorité réduirait inévitablement tous les autres à l’esclavage et à l’imbécillité. Je ne pense pas que la société doive maltraiter les hommes de génie comme elle l’a fait jusqu’à présent. Mais je ne pense pas non plus qu’elle doive trop les engraisser ni leur accorder surtout des privilèges ou des droits exclusifs quelconques; et cela pour trois raisons: d’abord parce qu’il lui arriverait souvent de prendre un charlatan pour un homme de génie; ensuite parce que, par ce système de privilèges, elle pourrait transformer en un charlatan même un véritable homme de génie, le démoraliser, l’abêtir; enfin, parce qu’elle se donnerait un despote.

Je me résume. Nous reconnaissons donc l’autorité absolue de la science parce que la science n’a d’autre objet que la reproduction mentale, réfléchie et aussi systématique que possible, des lois naturelles qui sont inhérentes à la vie tant matérielle qu’intellectuelle et morale, tant du monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant dans le fait qu’un seul et même monde naturel. En dehors de cette autorité uniquement légitime, parce qu’elle est rationnelle et conforme à la liberté humaine, nous déclarons toutes les autres autorités mensongères, arbitraires, despotiques et funestes.

Nous reconnaissons l’autorité absolue de la science, mais nous repoussons l’infaillibilité et l’universalité des représentants de la science. Dans notre Église – à nous – qu’il me soit permis de me servir un moment de cette expression que d’ailleurs je déteste – l’Église et l’État sont mes deux bêtes noires -, dans notre Église, comme dans l’Église protestante, nous avons un chef, un Christ invisible, la Science; et comme les protestants, plus conséquents même que les protestants, nous ne voulons y souffrir ni pape, ni conciles, ni conclaves de cardinaux infaillibles, ni évêques, ni même des prêtres. Notre Christ se distingue du Christ protestant et chrétien en ceci, que ce dernier est un être personnel, le nôtre impersonnel; le Christ chrétien, déjà accompli dans un passé éternel, se présente comme un être parfait, tandis que l’accomplissement et la perfection de notre Christ à nous, de la Science, sont toujours dans l’avenir, ce qui équivaut à dire qu’ils ne se réaliseront jamais. En ne reconnaissant l’autorité absolue que de la science absolue, nous n’engageons donc aucunement notre liberté.

J’entends par ce mot, science absolue, la science vraiment universelle qui reproduirait idéalement, dans toute son extension et dans tous ses détails infinis, l’univers, le système ou la coordination de toutes les lois naturelles qui se manifestent dans le développement incessant des mondes. Il est évident que cette science, objet sublime de tous les efforts de l’esprit humain, ne se réalisera jamais dans sa plénitude absolue. Notre Christ restera donc éternellement inachevé, ce qui doit rabattre beaucoup l’orgueil de ses représentants patentés parmi nous. Contre ce Dieu le fils au nom duquel ils prétendraient nous imposer leur autorité insolente et pédantesque, nous en appellerons à Dieu le père, qui est le monde réel, la vie réelle, dont il n’est, lui, que l’expression par trop imparfaite, et dont nous sommes, nous les êtres réels, vivant, travaillant, combattant, aimant, aspirant, jouissant et souffrant, les représentants immédiats.

Mais tout en repoussant l’autorité absolue, universelle et infaillible des hommes de la science, nous nous inclinons volontiers devant l’autorité respectable, mais relative et très passagère, très restreinte, des représentants des sciences spéciales, ne demandant pas mieux que de les consulter tour à tour, et fort reconnaissants pour les indications précieuses qu’ils voudront bien nous donner, à condition qu’ils veuillent bien en recevoir de nous-mêmes sur les choses et dans les occasions où nous sommes plus savants qu’eux; et, en général, nous ne demandons pas mieux que des hommes doués d’un grand savoir, d’une grande expérience, d’un grand esprit, et d’un grand coeur surtout, exercent sur nous une influence naturelle et légitime, librement acceptée, et jamais imposée au nom de quelque autorité officielle que ce soit, céleste ou terrestre. Nous acceptons toutes les autorités naturelles, et toutes les influences de fait, aucune de droit; car toute autorité ou toute influence de droit, et comme telle officiellement imposée devenant aussitôt une oppression et un mensonge, nous imposerait infailliblement, comme je crois l’avoir suffisamment démontré, l’esclavage et l’absurdité.

En un mot, nous repoussons toute législation toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elles ne pourront tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie. Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes.